Discours de la Sainte Catherine 2016
La discussion que vous avez souhaité instaurer, Mon Père, est ambitieuse parce qu’il nous faut composer avec sa dimension conceptuelle, philosophique, sociologique et humaniste.
Et comment l’introduire sans évoquer le contexte actuel qui nous tend le triste miroir d’un terrorisme abject, de courants populistes qui se développent en Europe et aux Etats Unis avec leur cortège de polémiques qui sur fond de désespérance sociale se nourrissent de l’obsession identitaire et du rejet de cette infinie somme de douleurs incarnée par l’exil forcé des migrants.
Je veux vous raconter une histoire dont j’ai la faiblesse de croire qu’elle nous ramène peu ou prou à notre époque dans laquelle s’incruste chaque jour un peu plus dans les esprits cette défiance de la différence, voire ce rejet de l’autre.
Un jour quatre hommes misérables, un persan, un arabe, un turc et un grec voyageaient ensemble.
Un homme voyant leur misère leur donna un dirham pour qu’ils s’achètent à manger.
Alors le persan déclara qu’il fallait pour satisfaire leur faim respective de l’angur, l’arabe répliqua qu’il fallait de l’inab, le turc réclama de l’uzum et enfin le grec demanda de l’istafil.
Ils en vinrent aux mains.
C’est alors qu’un érudit qui passait par là les sépara et demanda la cause de cette querelle.
Chacun d’eux s’expliqua.
L’érudit proposa de vider cette affaire, ce qu’ils acceptèrent et donc lui confièrent leur dirham.
Et l’érudit revint avec du raisin.
En effet les quatre désirs revendiqués avec véhémence et vulgarité chacun dans sa propre langue n’étaient autre que du raisin !
La moralité de ce conte est la suivante : quand chacun garde en lui la tentation de piocher dans son ignorance pour clamer sa vérité, les choses de la vie s’enveniment.
Ainsi ils ne voyageaient pas ensemble, ils marchaient l’un à côté de l’autre s’ignorant superbement et se refusant par la même toute possibilité d’un véritable échange qui est le seul capable d’orienter les êtres vers l’universalité des droits de l’humanité qui transforme toute république en méthode de pensée et qui fait du pouvoir un lieu de débat d’égalité et de raison.
Peut-on être véritablement soi en niant l’existence de l’autre et quel que soit cet autre.
Peut-on penser l’identité sans penser l’altérité ?
Ne suis-je pas ce que je suis parce que les autres me reconnaissent comme tel ?
La sagesse est une contrée aride et malheureusement de plus en plus délaissée.
Nous sommes tous issus de cette humanité qui si elle ne prend pas conscience qu’elle est « une » ira inexorablement à la rencontre des plus graves tourments.
Brisons les chaines de l’égoïsme et de l’indifférence et sachons ne jamais oublier l’essentiel à savoir que tout le genre humain n’est qu’une famille dispersée sur la face de la terre.
C’est pourquoi notre vocation doit être de cultiver avec une foi irréductible notre humanité.
Comment y parvenir ?
Justement par la tolérance.
Ce mot né au XVIème siècle était réservé à la question religieuse puisque historiquement acquis des guerres de religions européennes.
Puis il prend comme chacun le sait bien toute sa place au XVIIIème, siècle des lumières, et enfin au XIXème avec la libre pensée.
Voltaire dans son chapitre XXII de la Tolérance universelle écrivait déjà :
« Il ne faut pas un grand art, une éloquence bien recherchée pour prouver que des chrétiens doivent se tolérer les uns les autres.
Je vais plus loin et vous dis qu’il faut regarder les hommes comme nos frères.
Comment est ce possible mon frère un turc ? mon frère un chinois ? le juif ? oui, oui répondit Voltaire sans aucun doute ! Ne sommes nous pas du même père et créature du même dieu ?».
Mais alors revenant au présent de quelle tolérance pourrait on faire preuve face à ces illuminés adeptes d’un obscurantisme arrimé non pas à la religion musulmane mais à la radicalité la plus barbare ?
Car c’est bien la France, la France laïque des lumières, ses valeurs démocratiques qui sont incontestablement visées.
Il nous faut dans l’épreuve réaffirmer avec force que nous ne consentirons jamais, quelles que soient les circonstances à détruire les racines de notre vivre ensemble.
Le droit doit toujours demeurer au dessus de la force et les peurs ne sauront se substituer à l’autorité de la loi.
C’est la hiérarchie des normes juridiques qui garantit la protection des citoyens.
Employons-nous à sauvegarder et renforcer ce si précieux bien commun qu’est l’état de droit.
Dans un registre bien plus ample, écoutons la parole bienfaitrice du Pape François qui est une éducation magistrale de la tolérance :
« Il n’est pas nécessaire de croire en Dieu pour être un homme ou une femme de bien.
Ici et là et d’une certaine manière l’idée que l’on se fait mutuellement de Dieu n’est pas adaptée.
Oui il y a bien des hommes de foi sans qu’ils ne soient pour autant des hommes d’églises.
Et il n’est pas indispensable d’aller à l’église verser son obole.
Car pour beaucoup de personnes dame nature est considérée comme leur église.
Ainsi nombre de personnes vertueuses et l’histoire nous le prouve ne croyaient et ne croient pas en Dieu alors que bien d’autres acteurs immoraux agissaient et parlaient en son nom !».
Cette déclaration est à mon sens d’une grande portée philosophique et humaniste.
Voilà un Pape, gardien d’une si grande église, qui dans un contexte social, économique et religieux si perturbé ouvre grand la porte de la tolérance et nous rappelle qu’il n’y a pas des hommes que Dieu rature.
Continuons à voyager avec enthousiasme sur cette route jonchée de nos interrogations et de notre curiosité où la solidarité, la fraternité et la tolérance ne sont plus que jamais essentielles dans ce monde d’aujourd’hui.
Et le Dalaï Lama que dit-il dans cette sombre conjoncture ?
« La prière, les rituels, la ferveur vis-à-vis de votre maître spirituel c’est bien mais ce n’est pas cela qui va apporter le changement intime dont parle par exemple le bouddhisme ni aider à changer le monde.
La foi aveugle y compris envers les textes les plus sacrés du bouddhisme c’est de la stupidité ».
Voila donc ce guide qui s’aventure en une telle affirmation alors que l’on s’attendait à ce qu’il se comporte plutôt et simplement en garant de ce qu’il se trouve être, à savoir l’héritier d’une véritable science de l’esprit développée dans l’antiquité par une grande école philosophique indienne l’école NALANDA qui décrit notre fonctionnement mental et émotionnel.
Ainsi le Dalaï Lama juge notre monde occidental trop imprégné de valeurs « extérieures » que sont la réussite sociale, la recherche effrénée du pouvoir, le paraitre, l’individualisme etc… oui cet espace là qui oublie les valeurs « intérieures » comme le sens du dialogue, de l’altruisme, de la tolérance et ajoute t-il de la compassion.
Il nous enseigne que son véritable choix spirituel est bien le chemin de la curiosité, de la connaissance d’abord de soi, de l’écoute de l’autre et de la recherche de la vérité en cette époque où le dialogue et l’analyse sont trop souvent illusions.
Et n’oublions pas que ce XIVème Dalaï Lama a renoncé en 2011 à toutes ses fonctions politiques car ce sont désormais des dirigeants élus qui président aux destinées des tibétains exilés.
Dans le bouddhisme plus de confusion entre le spirituel et le temporel.
Cela nous rappelle une certaine séparation des Eglises et de l’Etat qui aspirait elle aussi en son temps à la prépondérance du dialogue, de la compréhension intellectuelle, à l’éducation et à l’ouverture d’esprit encourageant par la même l’esprit critique !
C’est ainsi qu’en un mot comme en 100 la tolérance à savoir ce terreau de pensées ouvert à tous les progrès à toutes les idées morales élevées et à toutes les aspirations peut redevenir un authentique espace d’espoir.
Encore faudrait-il que cette vertu ne soit pas dévoyée et nous conduise à accepter ce qui va jusqu’à l’encontre de nos propres convictions
Socrate est mort pour rester fidèle à la raison et Jésus lui est mort par amour pour son prochain.
Pensez-vous qu’ils soient si éloignés l’un de l’autre ?
Certainement pas.
Je forme le vœu que les modestes penseurs que nous sommes puissent ne pas manquer, sans pour autant nous délester de notre esprit critique, de continuer à écouter, dans la richesse de notre diversité, la parole de Dieu, quelles que soient nos croyances ou nos non croyances.
Le Bâtonnier
Jean-Sébastien DE CASALTA